Les occupants
Que ce soit Sorre (1907) qui parle de «toute une population» ou 50 ans plus tard F. Doumenge (1957), les différents auteurs traitant des constructions en végétaux de la côte Languedoc-Roussillon ont surtout fait appel à des notions de groupe qui, s’ils sont fonctionnellement définis, demeurent sociologiquement ou même ethnologiquement larges.
Les catégories étaient nombreuses puisque l’on y trouvait «des vanniers, des gardians, des pêcheurs, des sauniers et même pendant la dernière guerre mondiale des gitans que les Allemands y avaient logés et parqués de force» (Boissier, 1993).
Concernant la méthode d’occupation des sols, la similarité est frappante entre ce que l’on peut observer aujourd’hui encore et ce que rapporte Aristote au sujet de l’occupation demeurant le mode «normal» d’acquisition, pour l’exploitation du gibier ou du poisson. Cette «occupation» pouvait s’interpréter autant chez les latins que pour les pêcheurs de la façon suivante: «chacun avait la faculté d’établir une cabane sur le littoral et même d’y acquérir une portion de terrain pour une construction. Mais une fois l’édifice écroulé ou abandonné, le sol retournait à son état naturel antérieur; la propriété n’avait duré qu’autant que la construction» (Daremberg et Saglio 1877-1907 à Occupation).
Aire de répartition
En Roussillon, le nombre de «barraques» dressées autrefois en bordure d’étang ou de mer fut relativement important. Si l’on se réfère à la monographie de F. Doumenge (1957), on pouvait en dénombrer au Barcarès, 30 à La Coudalère, 10 à la Punta, une dizaine entre les Salins, Dindilles et le Nord-Ouest de Salses. Le Bourdigou en comptait 40 entre 1900 et 1936 (Boissier, 199 ?). Oliver fait un relevé de 19 sites depuis Argelés jusqu’à Leucate en 1969. Il est possible de citer du sud au nord : Argelès (Massane, Cabanes), St Cyprien (Las Routes, L’Aygual, le Grau), Canet (L’Esparou, Le Gouffre), St Marie (Las Croustes), Torreilles (Le Bourdigou, Embouchure sud de L’Agly), Le Barcarès (Embouchure nord de l’Agly, Punte de Coudalère, Coudalère, Dindilles, Les Salins), St Laurent de la Salanque (Aviation), St Hippolyte (Font del Port) Salses (Pointe del Deves), Cabanes de Fitou, Leucate. Il semblerait que sur l’ensemble de ces sites, la population s’élevait au total à 642 personnes durant les années cinquante. A cet inventaire obligatoirement imprécis et sans doute trop modeste, venaient s’ajouter nombre de cabanes en planches et tôles ondulées d’une architecture infiniment moins intéressante mais qui augmente considérablement le nombre d’habitants sédentaires ou saisonniers de ces villages de pêcheurs.
Choix d’un emplacement
Jusqu’à tout récemment encore, ce genre de résidence semble avoir été souvent (mais non exclusivement) de type matrilocal (règle de résidence qui veut qu’un couple marié aille vivre sur le territoire ou avec le groupe de la mère de l’épouse (Panof, 1973). Pour rentrer plus avant dans les tendances de résidence, nous renvoyons le lecteur à la thèse d’Alain Boissier (196 et suivantes). De manière générale les pêcheurs définissent le futur lieu de construction de la « barraca » comme libre de toute contrainte, ce qui dans un premier temps avait amené Alain Boissier (1983, 20) à définir ce type de résidence comme néolocal. Mais un des éléments déterminant la construction d’une «barraca», était la venue d’un premier enfant. Soit la femme était enceinte, soit elle venait juste d’accoucher.
Outre cette condition familiale et «nouvelle», le père détermine sa nouvelle implantation non seulement en fonction de la disponibilité des places sur le site choisi, mais aussi de son lieu de travail, de sa facilité à y accéder et des affinités avec les autres pêcheurs et membres de sa famille ou belle-famille. Le choix peut se porter sur un terrain en friche, où sur l’emplacement d’une ancienne « barraca » en ruine qui n’est plus occupée ni utilisée. Eventuellement, si l’ancien occupant est toujours vivant, son accord sera demandé. La construction étant dans la très grande majorité des cas en domaine maritime ou municipal, l’accord de l’autorité compétente (Affaires maritimes, Préfecture, Mairie) est normalement requis verbalement ou par courrier (demande écrite). L’autorisation, autrefois tacite et gratuite pour ces lieux dont personne ne voulait, a eu tendance à devenir de plus en plus formelle, et une petite redevance pouvait même et dans certains cas être réclamée par le propriétaire (Municipalité, Etat). L’autorité (ou la double autorité) exigeait une distance de 25 à 30 mètres entre deux habitations pour diminuer les risques d’incendie. Aujourd’hui (depuis l’aménagement touristique), ces domaines étant plus surveillés, les pêcheurs ont tendance à mieux respecter ce qui est demandé ou requis pour ce genre d’installation telles « barraques » et « casots » présentés comme nécessaires à l’exercice de la pêche.
Mais même si la réglementation, la surveillance et non-cessibilité de ces constructions demeurent, on assiste au même phénomène qu’autrefois, c’est-à-dire un bon degré de tolérance tant que c’est … tolérable et n’atteint pas des proportions jugées embarrassantes ou dégradantes. Constructions faites pour le travail et par le travailleur, les lieux où se regroupaient ces « barraques » et « casots », ne disposaient jusqu’à tout récemment encore d’aucune commodité : aucun service de voirie, aucun des systèmes d’évacuation, ni électricité ni téléphone (ces deux éléments n’ont fait leur apparition que tout récemment à la Font del Port en 1982).
Une construction écologique
Avec ses «murs» en «senill» favorisant l’isolation thermique, sa résistance par rapport aux vents dominants (orientation au 300W–120E), son adaptation aux terrains meubles, son faible coût de construction, sa légèreté et sa facilité de construction entre autres avantages, la « barraca » constitue bien évidemment une architecture écologique, un modèle de recyclage dont une modernité soucieuse de protection de l’environnement, ne peut plus ignorer.
Quel avenir ?
Galdric le Bourdiguero (dont la «barraca» avait été construite au Bourdigou de Torreilles) avait bien pressenti le sort qui serait réservé à sa «Barraca»: «dès que je serai mort, ils vont foutre le feu à ma «barraca» (Lapergue 1983). Et c’est bien ce qu’ «ils» ont fait. Propulsé malgré lui, comme symbole du Bourdigou, et ayant vivoté de pêche et de divers petits travaux toute sa vie, plus confiant envers ceux qui parlaient sa langue, le catalan, sa «barraca» était son seul patrimoine qu’il aurait aimé laisser aux générations futures (il était célibataire), son seul témoignage d’un mode de vie auquel on n’avait jamais accordé d’attention. Fort heureusement, toutes les «barraques» n’ont pas suivi le même destin que celle de Galdric.
A la Coudalère, la très vieille «barraca» léguée par André Canal à ses enfants, mériterait d’être patiemment restaurée et classée comme monument historique, afin de devenir objet d’études. Celles de Salses, quelquefois plus récentes, ne mériteraient--elles pas une mise aux normes sanitaires dans un souci de préservation? Par ailleurs, peut-il et doit-il y avoir de nouvelles constructions de «barraques»?
Il nous semble qu’un mouvement de réhabilitation de la «barraca» pourrait s’instaurer dans deux principales directions (ce qui n’exclut pas d’autres alternatives) : - Un habitat destiné aux jeunes pêcheurs (même si leur nombre est réduit - une dizaine sur l’étang de Salses notamment) pourrait voir le jour, soutenu par un financement conséquent issu de l’inter-communalité ou de fonds européens. Construites dans les règles de l’art avec l’aide de personnes compétentes, et implantées de manière stratégique (par rapport aux vents et aux lieux de pêche, à l’accessibilité, à l’existant …) sur les pourtours des étangs de Canet et de Salses, ces « barraques » perpétueraient une tradition vouée malheureusement à disparaître à court et moyen terme. Elles contribueraient à instaurer tout autant que de véritables lieux de mémoire, une authentique « vie » autour des étangs. - Un habitat dans le domaine associatif et culturel lié au patrimoine maritime roussillonnais ou au tourisme nautique comme à Leucate (la « barraca » construite récemment par un particulier, abrite une base de canoës afin de découvrir de manière écologique le milieu lagunaire) pourrait prendre un relais intéressant en respectant bien évidemment un strict cahier des charges. D’autres associations comme BarcaRems i Velas au Barcarès (pratiquant la rame et la voile traditionnelle catalane), Salanca Rems i Velas à la Font del Port, les Vieux Gréements à Canet et à Argelès… seraient des partenaires adaptés et susceptibles de transmettre un inestimable savoir-faire aux nouvelles générations (classes de découverte, visites d’écoles à la journée, associations culturelles…). Entre un oubli lourd de conséquences pour un habitat millénaire et une nostalgie-refuge, le mouvement de réhabilitation des «barraques» pourrait trouver une juste place dans une perspective de développement durable des étangs roussillonnais, de mise en valeur de l’environnement et de transmission d’un inestimable savoir-faire. Il s’agirait en quelque sorte de donner de l’avenir à nos traditions, de s’engager sur la prometteuse voie d’un métissage culturel.